BALILAND
Le Grand Détournement
Au cœur de l'archipel indonésien, Bali a longtemps été perçue comme un sanctuaire de beauté et d'harmonie, où traditions et spiritualité s'entremêlaient avec la nature dans un équilibre presque parfait. Comme le rappelle Jean Couteau, sociologue, « il y a quarante ou cinquante ans, Bali était un espace d'ordre absolu. Tout était géré par des normes naturelles. L'architecture était faite d'éléments naturels, pierre, bambou, brique crue... Il n'y avait rien d'importé, rien d'industriel. Tout était lié à la nature ! »
Bali est passée d'une société agraire à une société capitaliste où les valeurs traditionnelles s'effritent sous la pression du tourisme de masse et de la mondialisation. En 2024, Bali a accueilli plus de 6,3 millions de touristes étrangers, représentant 80% de l'économie locale. Cette transformation a fait de l'île un eldorado pour entrepreneurs de tout genre, influenceurs et digital nomades, tous attirés par une vision idéalisée de "l'île des dieux". Ironiquement, ce développement se fait sous couvert d'un narratif centré sur le développement personnel et la spiritualité, alors même que les Balinais sont progressivement dépossédés de leur propre récit culturel.
Dépossession d’un Narratif
La commercialisation de la spiritualité orientale a commencé dès les années 1970, quand Ubud a été qualifiée de "Mecque du New Age" et est devenue un centre d'attraction pour les occidentaux en quête d'expériences spirituelles. Aujourd'hui, ce phénomène s'est considérablement amplifié : l'île est devenue le décor privilégié d'un tourisme digital où l'image prime sur l'expérience authentique. Les rizières en terrasses servent de toile de fond aux photos Instagram tandis que les pratiques spirituelles sont simplifiées pour une consommation occidentale rapide.
Ubud s'est transformée en une véritable industrie du yoga axée sur le profit et détenue par les occidentaux, où des visiteurs de Paris, Moscou ou New York prennent l'avion uniquement pour participer à des formations ou des retraites - un paradoxe pour une spiritualité prônant l'harmonie avec la nature. Le phénomène des "swings" (balançoires) installées dans des panoramas spectaculaires renforce cette tendance : construites uniquement pour des photos, elles causent des dommages environnementaux considérables.
Cette mise en scène perpétuelle transforme la culture balinaise en spectacle permanent. Les cérémonies religieuses deviennent des attractions touristiques, tandis que le vocabulaire même s'adapte à cette commercialisation : le terme "sacré" est désormais accolé à toutes sortes de produits, des glaces aux cérémonies du cacao, et les restaurants vous propose “une nourriture guérissante” (healing food), brouillant la frontière entre pratiques authentiques et expériences marketées.
Le marché Invisible
Derrière cette façade étincelante se cache une réalité socio-économique troublante. Des travailleurs migrants javanais, majoritairement musulmans, constituent la main-d'œuvre invisible qui construit le paradis touristique balinais. Ces ouvriers vivent dans des conditions extrêmement précaires, entassés à cinq dans des abris préfabriqués de 5 m². Travailleurs saisonniers, ils alternent plusieurs mois sur les chantiers avant de retourner brièvement dans leurs villages. Cette main-d'œuvre flexible et sous-payée, rémunérée environ six euros par jour, est préférée par les entrepreneurs aux travailleurs balinais, qui avec leurs nombreuses obligations cérémoniales et festivités religieuses tout au long de l'année, sont considérés comme moins fiables que ces migrants déracinés, créant ainsi une stratification ethnique du travail où les Javanais forment un véritable sous-prolétariat invisible aux yeux des touristes.
La "Révolution Verte" des années 1960-70 constitue un tournant tragique dans l'histoire agricole de Bali. Présentée comme une initiative humanitaire visant à éradiquer la faim, cette révolution a imposé, parfois par la force militaire, l'adoption de variétés de riz hybrides et de produits chimiques. L'armée venait directement dans les rizières, fusils en main, ordonnant aux agriculteurs d'abandonner leurs méthodes biologiques traditionnelles. Ceux qui résistaient étaient considérés comme des ennemis du progrès et pouvaient subir des représailles.
Les produits chimiques, insidieusement appelés "obat" (médicaments) en indonésien, ont détruit la biodiversité des rizières qui constituaient auparavant des écosystèmes complets fournissant non seulement du riz, mais aussi des protéines animales et des légumes. Les riziculteurs sont devenus totalement dépendants des semences hybrides qu'ils ne peuvent pas récolter et replanter, contrairement aux variétés traditionnelles. Ne pouvant plus vivre de leur production, beaucoup cèdent à la pression immobilière et vendent leurs terres ancestrales.
Ces ventes déclenchent souvent un cycle destructeur. Dans la tradition balinaise, les terres n'appartiennent pas réellement aux vivants mais sont transmises par les ancêtres pour les générations futures. Lorsqu'ils vendent ces terres sacrées, les Balinais sont saisis d'une profonde culpabilité culturelle qui les pousse à dépenser entre 50 et 80% des bénéfices en cérémonies religieuses pour apaiser les esprits ancestraux. Une fois ces sommes considérables englouties dans ces rituels, ils se retrouvent rapidement sans ressources, poussés à vendre davantage de terres pour subsister. Les conséquences environnementales sont tout aussi préoccupantes. L'Indonésie, deuxième plus grand pollueur des océans par le plastique, voit cette crise s'amplifier à Bali avec la multiplication des déchets non biodégradables. Les villas touristiques, en forant profondément pour obtenir de l'eau, privent parfois les systèmes d'irrigation traditionnels "Subak" de cette ressource vitale au bénéfice de leurs piscines.
Entreprenariat et résistance
L'expansion immobilière à Bali est largement propulsée par un afflux d'entrepreneurs amateurs ou professionnels qui, avec leurs économies, s'associent pour ériger des complexes de villas sur d'anciennes rizières ou zones naturelles. Ces investisseurs sont attirés par la promesse de profits rapides, que ce soit par la revente spéculative ou la location sur Airbnb. Plus récemment, on observe une présence accrue d'investisseurs russes qui, cherchant à diversifier leurs actifs depuis le début de la guerre en Ukraine, déploient des capitaux considérables dans la construction de parcs hôteliers, centres de bien-être et complexes "spirituels". Le cynisme est flagrant : ces projets vantent l'harmonie avec la nature et le respect des traditions locales, tout en transformant l'île en simple produit de consommation touristique. Plus inquiétant encore, environ 80% des revenus du tourisme quittent l'île, captés par des groupes hôteliers internationaux ou des investisseurs de Jakarta, tandis que les infrastructures locales se retrouvent surchargées.
Face à ces défis, des initiatives locales émergent : agriculture biologique favorisant les variétés de riz traditionnelles non hybrides, opérations de nettoyage des plages, centres d'écotourisme limitant volontairement le nombre de participants. Ces riz ancestraux, plus nutritifs et écologiques, permettent aux agriculteurs d'améliorer leurs revenus en les commercialisant à meilleur prix. Ces projets, souvent développés en partenariat entre Balinais et occidentaux expatriés conscients de l'écocide en cours, témoignent de la capacité de la société civile à s'organiser pour défendre ce patrimoine unique. Toutefois, ces résistances demeurent encore marginales face à la puissance d'un système économique global qui continue de transformer l'île à un rythme effréné. Le gouvernement indonésien, pour qui Bali représente une source substantielle de devises étrangères, se montre peu enclin à mettre en place des mesures de protection significatives qui pourraient freiner les profits générés par ce développement touristique intensif.
Bali se trouve aujourd'hui à un moment décisif de son histoire. Son destin illustre les ravages d'un capitalisme mondialisé qui transforme tout en marchandise - rituels, spiritualité, paysages. La logique néolibérale ne s'est pas contentée de bétonner les rizières; elle transforme les pratiques sociales, réduisant une culture millénaire à des arrière-plans pour selfies. Les pratiques ancestrales deviennent des accessoires du narcissisme digital, où les touristes, smartphone en main, transforment la culture en décor pour leurs selfies.
L'empreinte écologique du développement touristique s'approfondit inexorablement: mangroves détruites, nappes phréatiques surexploitées, biodiversité marine menacée. Cette dégradation environnementale va de pair avec l'érosion des savoirs ancestraux et le démantèlement des structures communautaires qui maintenaient l'équilibre de l'île depuis des siècles. L'enjeu dépasse la simple protection d'un écosystème - c'est toute une cosmovision, un mode d'être au monde élaboré pendant des millénaires, qui s'efface sous nos yeux. Ce que nous perdons à Bali n'est pas qu'un paysage, mais une sagesse incarnée, une façon d'habiter la Terre qui pourrait nous être précieuse au moment même où nos propres modèles montrent leurs limites.